Chapitre IX
Childe était à moitié groggy. Au hurlement du métal, au crissement des tôles écrasées se pliant les unes contre les autres, au tintement du verre qui vole en éclats, succéda un brusque silence, traversé uniquement par le bruit de la pluie et le hululement d’une sirène lointaine. Les phares de certaines des voitures, toujours allumés, projetaient un pâle halo mouillé au-dessus de la scène de l’accident. C’est alors que Childe vit un énorme renard noir bondir sur son capot ; l’animal découvrit un instant ses dents en le regardant à travers le pare-brise, puis s’éloigna en trottinant sur la chaussée et se perdit dans l’obscurité.
Le hululement de la sirène de police vint mourir à côté des véhicules accidentés, et deux policiers sortirent de la voiture de patrouille. Au même moment, un gros chien – non, un loup – passa devant Childe et suivit le chemin emprunté par le renard.
Un des policiers jeta un regard à l’intérieur des voitures, lâcha un juron et dit :
— Hé, Jeff, vise un peu ça ! Deux tas de vêtements dans celle-là et un autre tas dans cette bagnole ; et pas trace des propriétaires ! Qu’est-ce que c’est ce micmac ?
Il y avait vraiment de quoi y perdre son latin : pas de mort, ni même de blessé sérieux ; la voiture de Childe avait l’avant et le côté enfoncé, mais était toujours en état de marche, celle d’un certain M. Ackerman avait le radiateur enfoncé et devrait être prise en remorque. La voiture de Pao était bonne pour la ferraille. Les autres avaient aussi le radiateur endommagé et ne pouvaient rouler bien longtemps.
Un des flics mit en place des feux de détresse. L’autre ne pouvait s’arracher à l’idée des vêtements abandonnés. Il ne cessait de marmonner :
— J’en ai vu, des trucs dingues, mais ça c’est vraiment plus fort que tout.
Une autre voiture de patrouille arriva au bout d’un quart d’heure. Les policiers constatèrent que personne n’était à hospitaliser. Ils notèrent les renseignements nécessaires, distribuèrent quelques contraventions mais ne purent rien retenir contre les personnes impliquées dans l’accident. D’ailleurs, avec cette pluie qui s’éternisait, les flics ne savaient plus où donner de la tête et étaient bien obligés d’abréger la procédure réglementaire. L’un d’eux laissa entendre que MM. Pao et Batlang auraient à répondre de délit de fuite. Et si les vêtements abandonnés leur appartenaient, ils pouvaient être poursuivis pour outrage aux mœurs et sans doute soumis à un examen psychiatrique.
Un des passagers de la voiture suggéra qu’ils devaient avoir été sonnés par le choc. Il les connaissait très bien, c’étaient des citoyens respectueux des lois qui ne se seraient jamais rendus coupables d’un délit de fuite.
— Peut-être, répondit le flic. Mais reconnaissez que c’est plutôt bizarre qu’ils se soient tous les trois dépouillés de leurs vêtements – on dirait même qu’ils en sont sortis sans rien défaire – pour prendre la tangente. On était juste derrière vous, et on ne les a même pas vus passer.
— Ça dégringolait sec, dit le passager.
— Pas à ce point.
— Quelle nuit, soupira l’autre flic.
Childe essaya de faire parler les autres protagonistes de l’accident mais seul Forest J (pas de point) Ackerman consentit à lui répondre. Il paraissait s’inquiéter beaucoup au sujet d’un tableau déposé sur la banquette arrière de la voiture de Pao. Il l’avait sorti peu après l’arrivée de la police pour le placer à l’arrière de sa Cadillac. Si les policiers l’avaient remarqué, ils n’avaient fait aucune observation. À présent, il voulait rentrer chez lui.
— Je vous emmènerai dès qu’ils nous laisseront partir, dit Childe. Vous n’habitez pas très loin d’ici, ça ne me dérange absolument pas.
Il ignorait le rôle qu’Ackerman jouait dans l’affaire. Il semblait être une victime innocente, mais il y avait cette histoire d’escamotage de tableau. Comment était-il tombé entre les mains de Pao ? En outre, il semblait y avoir deux Pao, des jumeaux ?
Sur le chemin du retour, Forry Ackerman lui fit part de ses mésaventures. Childe dressa l’oreille, car il avait fait la rencontre de Woolston Heepish à l’époque où il enquêtait sur la disparition de Colben, son associé. Un ami l’avait emmené chez Heepish qui, selon lui, en connaissait un bout sur les histoires de vampires ; or, dans le film qu’on lui avait montré au Commissariat Central, une sorte de Dracula de pacotille assistait à la mutilation de Colben.
Childe décida de faire semblant de croire au récit d’Ackerman. L’homme paraissait de bonne foi, sincèrement bouleversé et déconcerté par ce qui s’était passé. Mais il était aussi possible qu’il soit l’un d’eux – les Ogs, comme les appelait Hindarf. Et il était encore possible que ce soit un Toc.
En s’arrêtant devant la maison d’Ackerman, il considéra la forme sombre du bâtiment brouillée par la pluie et remarqua :
— Si je n’étais pas prévenu, je jurerais que Heepish habite ici.
— Cet individu me singe en tout. Ce n’est pas pour rien qu’on l’appelle « le pauvre de Forry Ackerman » − encore que je ne le crois pas si pauvre que ça.
Ils pénétrèrent à l’intérieur, et tandis qu’Ackerman accrochait le tableau, Childe examina les lieux. Le dessin général de la maison était le même, mais les peintures et autres objets étaient différents. En outre, l’endroit était plus clair et semblait plus orienté vers la science-fiction que chez Heepish.
Quand Forry redescendit du canapé avec un sourire satisfait, Childe dit :
— Il y a quelque chose qui ne colle pas dans cet accident, en plus de la disparition de Pao. Je poursuivais Pao au volant d’une voiture, et trois hommes dans une autre. Or vous m’avez dit que vous étiez aussi à la poursuite de Pao.
— C’est vrai, dit Forry. C’est incompréhensible. Cette soirée m’a complètement chamboulé. Je dois expédier le dernier numéro de mon magazine à mon éditeur de New York, et je suis encore loin du compte. Il va falloir que je mette les bouchées doubles pour rattraper le temps perdu.
Childe interpréta cette remarque comme une invite à prendre congé. L’homme devait être vraiment passionné par son travail. Combien seraient capables de retourner s’asseoir à leur bureau pour travailler sur des histoires de vampires après avoir eu affaire à d’authentiques vampires, sans parler des hommes qui se transforment en loup ou en renard ?
— Quand vous aurez terminé votre boulot et qu’on aura le temps de parler, il faudra qu’on se voie. J’ai pas mal de questions à vous poser, et aussi à vous raconter quelques histoires de nature à vous intéresser, même si elles vous paraissent trop extravagantes pour qu’on y croit.
— Je suis trop fatigué pour croire à autre chose qu’à une bonne nuit de sommeil, que je ne suis pas près d’avoir dans l’immédiat, répliqua Forry. Je ne veux pas avoir l’air de vous mettre à la porte, mais…
Childe hésita. Devait-il abuser encore du temps de cet homme pour le mettre en garde ? Il décida d’y renoncer. S’il connaissait le danger qui le menaçait, il ne parviendrait pas à se concentrer sur son travail. Et connaître ce danger ne lui servirait absolument à rien s’il ne foutait pas le camp en vitesse. Et cette dernière éventualité était peu probable : Childe n’aurait pas cru un mot de toute cette histoire s’il ne l’avait personnellement vécue.
Il donna son adresse et son numéro de téléphone à Forry, et conclut :
— Appelez-moi quand vous voudrez qu’on en discute. J’ai un tas de choses à vous apprendre. À nous deux, nous arriverons peut-être à avoir une vue plus complète de la situation.
Forry dit qu’il n’y manquerait pas. Il raccompagna Childe à la porte, non sans ajouter sur le seuil :
— Je crois que je vais installer le tableau dans mon bureau. Je ne serais pas autrement surpris que cet Heepish recommence.
Childe ne lui demanda pas pourquoi il n’alertait pas la police : ça ne ferait que retarder encore le bouclage de Vampirella.